Lorsque l’on demande aux amateurs de musique de nommer un groupe de metal symphonique avec chanteuse, nous avons neuf chances sur dix d’obtenir Nightwish ou Within Temptation comme réponse. La raison en est fort simple, ces deux formations ont su combiner inventivité et accessibilité pour se gagner une légion de fans afin de s’imposer comme les plus gros canons de ce genre musical.
Si c’est l’évolution humaine de Nightwish qui a beaucoup fait jaser ces dernières années (deux changements de chanteuses dans des circonstances relativement controversées), c’est plutôt l’évolution musicale qui provoque des discussions chez les fans de Within Temptation en raison de la tangente de plus en plus commerciale prise par sa musique. Preuve irréfutable de ce virage, la page Facebook officielle du groupe indique que celui-ci se classe dans le style symphonic rock, alors qu’il est d’usage de classer Within Temptation comme étant un groupe de metal symphonique. La publication récente de Hydra, sixième album studio du groupe néerlandais, dont la critique vous sera proposée en fin de dossier, continue d’alimenter la discussion.
Les fans de metal doivent donc se poser la même question que les fans de rock progressif continuent de se poser depuis tant d’année au sujet de Genesis: Within Temptation progresse-t-il artistiquement ou a-t-il simplement vendu son âme de manière opportuniste au nom d’un carriérisme destiné à vendre le plus grand nombre d’albums possibles? Tout comme dans le cas de la troupe de Phil Collins et Peter Gabriel, la réponse à cette question n’est pas si simple. Afin d’y voir plus clair et d’élaborer sur la question, cette chronique des Elles du Metal s’attaque au cas Within Temptation en vous proposant, en deux parties, une discographie commentée de la carrière de ce groupe majeur.
Des débuts gothiques
C’est en 1996, sur les débris du groupe The Circle, qu’est fondé Within Temptation par le guitariste Robert Westerholt et sa conjointe, la chanteuse Sharon den Adel. Se joignent à eux le claviériste Martijn Westerholt (le frère de Robert), le bassiste Jeroen van Veen, le guitariste Michiel Papenhove et le batteur Dennis Leeflang (le premier de huit individus ayant tenu les baguettes chez Within Temptation).
À l’écoute de ce que le groupe produit aujourd’hui comme musique, il est surprenant de constater que son premier album, Enter, publié en 1997, est grandement imprégné d’une ambiance gothique. Enter est en effet un album typique de ce mouvement musical, misant sur les guitares lentes et lourdes et les ambiances mélancoliques, complété par ce mélange de vocaux clairs et de grunt, plus communément connu sous l’appellation « Beauty and the Beast« . Le rôle de Beast en question est tenu par Robert Westerholt, qui ne s’aventurera guère sur ce terrain dans les années futures (il reprendra ce rôle sur l’excellente Jane Doe, une chute des sessions d’enregistrement de Mother Earth, qui apparaîtra aussi sur une édition limitée de The Silent Force) et par George Oosthoek (ex-Orphanage), invité sur la pièce Deep Within et qui répondra de nouveau à l’appel en interprétant The Other Half (Of Me) paru sur The Dance, EP qui s’inscrit dans la continuité de Enter, lancé l’année suivante.
Sans innover, Enter est bien reçu par la critique et contribue à faire connaître Within Temptation chez lui, aux Pays-Bas. La plus belle qualité de ce dernier est qu’il sait combiner des éléments symphoniques que l’on retrouvera en grande pompe sur ses successeurs à des éléments gothiques similaires à ce que l’on retrouve chez des groupes comme Theatre of Tragedy ou Tristania. Malgré la présence de bons moments comme Restless et Candles (ce titre resurgira sur certaines rééditions de Mother Earth), Within Temptation ne fait pas preuve d’un talent ou d’une originalité particulier. Il faut donc approcher ce premier pas discographique pour ce qu’il est, c’est-à-dire la première brique d’un édifice dont l’architecture n’est pas encore bien définie.
L’explosion symphonique
L’année 2000 ne marque pas seulement un changement de siècle pour Within Temptation, elle s’avère surtout une [première] transformation de fond en comble de sa sonorité. Les claviers, discrets mais efficaces sur Enter, explosent sur Mother Earth. Fini les nappes ambiantes et le piano en accompagnement de la voix, Within Temptation passe au mode symphonique et s’affaire à reproduire un son qui se rapproche le plus possible de celui d’un véritable orchestre. Le résultat saute aux oreilles dès le début de l’album, la pièce-titre s’avérant une entrée grandiose et un brin pompeuse, caractéristique typique au metal symphonique. Ayant fait preuve de la belle étendue de sa voix sur le premier album, on constate aussi que les capacités vocales de Sharon den Adel seront utilisées à meilleur escient sur ce deuxième essai; si elle ne possède pas la puissance d’une Heidi Parviainen (Dark Sarah, ex-Amberian Dawn) ou d’une Lori Lewis (Therion), elle réussit à s’illustrer grâce à sa voix aigüe et claire et se retrouve destinée, en vertu de sa présence généreuse et charismatique et de ses tenues flamboyantes sur scène (la dame dessine elle-même ses robes), à devenir le visage du groupe.
Au Bénélux, Within Temptation se retrouve presque instantanément propulsé au rang de formation majeure en raison de la chanson Ice Queen – devenue depuis un classique de ce genre musical -, à la fois accrocheuse et très riche au niveau sonore, qui grimpe jusqu’au deuxième rang du palmarès aux Pays-Bas et au troisième rang en Belgique*. Transporté par ce titre, Mother Earth arrivera à se hisser au troisième rang des charts dans ces deux pays. Il faut dire que ce deuxième album ne manque pas de charme et de variété, mélangeant habilement les morceaux plus orchestraux (outre la pièce-titre et la susnommée Ice Queen, Deceiver of Fools, Caged et particulièrement The Promise sont tout aussi explosives) aux morceaux plus doux et relaxants, les très beaux Never-Ending Story, In Perfect Harmony et Our Farewell, ce dernier ayant été lancé en single mais n’ayant pas pu se faufiler dans les palmarès malgré toute sa joliesse.
En conséquence, ce deuxième album est presque généralement acclamé par la critique, Within Temptation parvenant à se tailler une place chez les grands. Ce dernier s’avère non seulement une réussite totale, mais également un album original, défricheur et innovateur. Si l’utilisation des claviers passe au premier plan, ces derniers ne sonnent en rien comme ceux des autres groupes du même style, confirmant que les Néerlandais possèdent un son qui leur est propre. Ce ne serait pas exagéré de prétendre que Mother Earth est un album fondateur dans le sens où une quantité indénombrable de jeunes groupes ont, depuis ce temps, tenté de reproduire – avec un taux de réussite variable – ce son énorme qui nous donne l’impression qu’on se retrouve en présence d’un véritable orchestre symphonique. Bref, Mother Earth est l’exemple sonore parfait de ce qu’est le metal symphonique.
Un léger vent de changement
Fort du succès de Mother Earth, Within Temptation sera très actif sur scène jusqu’en 2004, date de parution de son troisième album, The Silent Force. À la fin de 2001 deux changements majeurs d’effectifs se sont produits à l’intérieur du groupe: tout d’abord le remplacement de Martijn Westerholt par Martijn Spierenburg aux claviers, et ensuite l’arrivée de Ruud Jolie à la guitare en remplacement de Michiel Papenhove. Si ce dernier n’a pas été revu sur une scène depuis, Martijn Westerholt qui avait quitté Within Temptation en raison de problèmes de santé est depuis ce temps revenu à l’avant-plan en fondant Delain, un groupe dont le succès continue de croître, avec la chanteuse Charlotte Wessels.
Ce changement aux claviers marque une légère transformation de la sonorité du groupe. Même si Spierenburg, pas davantage que son prédécesseur, n’est crédité au chapitre de la composition, il est évident que le nouveau venu s’est amené avec sa propre palette, les claviers se faisant plus luxuriants et rappelant davantage une chorale qu’un orchestre. Celui qui s’attarde à cet aspect spécifique de la musique de Within Temptation constatera une sonorité plus ambiante, mais comme celle-ci est parfaitement contrebalancée par des guitares plus lourdes et une production remarquable, The Silent Force réussit à sonner plus « gros » que son devancier. Grâce à cet album, Within Temptation réussira encore à augmenter son audience et se hissera au top 5 dans le palmarès de quatre pays: #1 aux Pays-Bas, #3 en Finlande, #4 en Belgique et #5 en Allemagne.
La nouveauté la plus notable amenée par The Silent Force, c’est la simplification du propos. En effet, Within Temptation abandonne le format long qui lui a bien réussi depuis ses débuts (Restless, Candles et presque tous les titres de Mother Earth dépassaient les cinq minutes) et rend ses chansons plus potentiellement attrayantes pour la radio en raison de leur plus courte durée et de l’omniprésence de la voix de Sharon den Adel, les passages instrumentaux étant plus limités. Il ne serait donc pas erroné de prétendre que Within Temptation a, à partir du succès surprise de Ice Queen, tenté de reproduire cette formule afin de rejoindre un public plus large.
Malgré cette tentative, il serait toutefois erroné de qualifier The Silent Force de « commercial« , les compositions se faisant complexes dans leur ensemble (particulièrement See Who I Am et Forsaken, deux pièces très puissantes qui n’auraient pas déprécié la valeur de Mother Earth) et n’étant pas délibérément orientées vers la radio, malgré quelques incursions sur ce terrain avec Angels (top 10 aux Pays-Bas et en Finlande) et surtout avec l’incontournable Stand My Ground (un autre classique des Néerlandais, #1 en Espagne et #4 aux Pays-Bas). Reconnaissant le potentiel de cette dernière, Sony BMG l’inclura sur le pressage américain de The Heart of Everything afin d’inciter le public nord-américain à découvrir les trois premiers albums du groupe; Mother Earth et The Silent Force seront d’ailleurs lancés en édition américaine en 2008. Si le début du succès commercial de Within Temptation date de la publication de Ice Queen, c’est véritablement sur The Silent Force que l’on peut trouver les origines du virage des Néerlandais, ceux qui savent lire entre les lignes (ou entre les notes) pourront le constater.
En date de 2004, ayant publié trois albums, Within Temptation est parvenu à combiner habilement musique complexe et musique accrocheuse, lui ouvrant la porte à une popularité de plus en plus notable en Europe de l’Ouest. On peut donc affirmer sans se tromper que la formation s’est alors retrouvée face à un dilemme: revenir aux sources symphoniques et gothiques pour consolider le public en place ou tenter de rejoindre de nouveaux auditeurs (notamment sur l’énorme marché nord-américain) en faisant évoluer sa musique dans une autre direction. Au moment où se termine la première moitié de ce dossier, nous avons donc devant nous des musiciens qui sont conscients de leurs capacités à rejoindre un large public grâce à sa facilité de produire une musique riche et variée. Le mystère plane, quelle direction prendra Within Temptation?
*Les données énumérées dans ce dossier concernant les performances au palmarès sont tirées de Wikipédia.
Stéphan Lévesque